Je tourne autour de rien du tout. J'essaie de trouver ce pilier de la pensée qui n'est rien d'autre que ce que l'on ne trouve pas dans le tout. Mais est-ce bien là qu'il fallait chercher ? Hors du tout où rien n'est ? Je ne trouve pas ce rien autour duquel je tourne, pourtant je sais qu'autour de lui je ne cesse de tourner, qu'il est une sorte de centre, de centre aplati, de centre sans contour défini, autour duquel je tourne. A moins que ma course n'en définisse justement les contours, et ne le fasse ainsi exister comme ce rien défini de ce qui n'est nulle part dans le tout. Tournant autour de rien du tout, je suis l'arpenteur de cette terre nulle, de cette inétendue sans contiguité aucune avec le tout étendu. Je tourne autour de rien du tout, certain qu'il en fut bien ainsi.

Cette marche a commencé comme une sensation de grattement. J'avais envie de me gratter. Or, une sensation de grattement est une donnée sensible d'une espèce un peu particulière : elle commande. Cette marche a commencé comme une injonction ferme à me gratter. Rien que d'ordinaire, à ceci près que cette injonction ne visait aucune partie du corps en particulier. Ni petits volcans de chairs et globules morts, ni replis de peaux en lambeaux. Je ne savais quoi me commandait impérieusement de le gratter. Je me trouvais alors quelque peu désemparé, car à cette époque, tout semblait aller comme il se doit, tout paraissait, aux yeux de tous, comme en un parfait état d'équilibre. Tout avait enfin réussi à acquérir la stabilité à laquelle n'importe qui jusque-là avait aspiré, secrètement ou non. Tous les contenants recevaient leur contenu, et rien que leur contenu. Toutes les attentes étaient remplies à ras-bord. Rien ne s'écoulait plus par quelque trappe piégeuse, rien ne se perdait plus mystérieusement dans les échanges entre parties. Rien n'avait besoin de produire quoi que ce fut de plus. Nous n'avions plus rien à attendre du tout, puisque tout était là, disponible, parfaitement balancé, justement réparti, droit tout à fait . La raison en était que la raison s'était enfin imposée en tout. Personne n'avait rien à redire. Nous étions tous également assis, prospères et immobiles, au milieu d'apparences rassurantes. Il parassait lointain, le temps où les corps grouillaient, fiévreux, à la recherche d'on ne sait plus quoi, où l'argent volait, où les voix ne cessaient de s'élever dans un grand vide de mouvements. D'ailleurs, personne ne l'évoquait plus, ce temps, n'en ressentant nullement le besoin. Et voilà qu'en cette saine station où tout le monde avait enfin cessé de naître, grandir et se décomposer, voilà qu'en cette universelle santé où tout se trouvait à tout instant à sa place, tel qu'il fallait qu'il fut pour que tout fut en état, je me voyais frappé d'un ordre incompréhensible et qui de plus exigeait d'être obéi sur-le-champ. Ce commandement, que je m'efforçais de ne pas laisser paraître en trahissant la gêne qui m'envahissait, n'était autre chose qu'un scandale. J'en prenais rapidement toute la mesure : une telle injonction à se gratter constituait de fait un trouble à l'ordre de tout, une invite à reproduire le mouvement, cette erreur du passé, cette insulte méprisante au grand calme de tout ; une onde de choc dans l'universelle stabilité, un inacceptable tremblement d'être. Cela ne pouvait être : tout devait imposer son silence, tout devait faire respecter le plein qu'il était, tout devait chasser cette ombre, tout devait éradiquer la préhistorique possibilité d'un acte de négation, qui aurait rappelé à n'importe qui les pages les plus sombres de l'histoire, si cette dernière n'eut pas été effacée, faute d'utilité.

Une envie de gratter me prit donc comme un coup de vent en un lieu, un temps et un corps où, pourtant, ce vocable, « vent », n'existait pas plus que ce à quoi il eut fait référence, s'il avait existé. J'ai bien entendu, depuis ce jour, retrouvé les mots qui avaient permis à d'autres, il y a longtemps, de nommer ce genre d'aberrations. Au milieu de la tranquilité statique de tout, une envie de gratter me prit donc, sans objet néanmoins, sans objet précis, sans morceau d'épiderme auquel l'attribuer. Or, comment endurer une envie de gratter nul endroit, n'étant liée à aucune partie d'un quelconque corps ou d'une quelconque partie du monde ? Cette envie sans cible n'en était que plus intolérable, car insusceptible d'être jamais satisfaite. Et, rendant l'état présent intolérable, elle le frappait d'insuffisance. Pour la première fois de ma longue et paisible existence, mon être, et par moi l'être de tout, était sorti de ses gonds. Je me sentais comme affreusement déplacé au sein du reste des choses. J'avais le sentiment terrible de n'être plus solidaire du tout, jeté hors de tout, chien errant à la recherche de quelque chose à gratter. Je me faisais l'effet d'un homme qui tombe, et que l'on accuse non sans quelque solide raison d'ingratitude et d'injustice. Horrifié, je réalisais que cette envie de gratter jetait à la face du tout l'accusation de laisser quelque chose hors de lui, et d'avoir négligé ce reste, usurpant son nom de tout, et assurant à toute chose une paix de pacotille, suspendue au-dessus de rien. Cette envie et le vertige qu'elle provoquait brisaient alors, à mon grand désarroi, le bonheur dans lequel n'importe qui se trouvait, et dont je me voyais brutalement privé. Le tout ne suffisait plus. Il fallait chercher ailleurs. Il fallait gratter hors du tout. Il fallait se mettre en marche vers ce nulle part qui se trouvait hors de tout. Mais où le trouver ? Où trouver ce lieu hors du tout ? Où trouver l'hors de tout où ?

Une chose est certaine désormains : commencer par « où » a cessé d'être une bonne manière de poser la question. Où ne saurait désigner qu'une part, si étroite soit-elle, de tout. Où ne nous conduira jamais hors du tout. Il faut prendre un autre chemin. Un chemin étranger au lieu comme à l'étendue. Un chemin vers rien qui fut partie du tout. Mais, si ce rien était encore une destination, il devrait être un morceau d'espace, une partie du tout par conséquent. Il ne s'agit donc pas d'une destination, d'un autre lieu à gagner, sur lequel on pourrait tomber en longeant par exemple les bornes de tout espace. Il ne s'agit pas d'emprunter un nouveau chemin vers : ni vers le rien, ni vers quoi que ce fut du tout. Il s'agit précisément de cheminer nulle part. Il s'agit de cheminer. Il s'agit, un pied dans ce qui continue d'être, de trouver un centre inétendu autour duquel marcher. Il s'agit, gardant un pied dans le tout, de poser l'autre pied là où l'envie de gratter nous a mené, là où là ni où n'existent, là où nul pied ne se pose plus mais où il faut bien cheminer, quelque nulle part hors du tout, sur le plan sans étendue dont l'appel m'a ébranlé, et que je ne saurais désigner que par le détour négatif de « rien du tout ». Et, boitant de cet autre pied dans l'absence de pied et d'espace où réside sans doute ce qui reste à gratter, il s'agit de se rapprocher, par l'errance calculée, de ce point mystérieux qui est la source de toute mon envie de gratter, de cette masse inobservable -bien que le choix ne nous fut pas donné de ne pas postuler son existence- qui attira le tout hors de ses gonds et le fit tomber, moi avec : il s'agit de cerner le centre de rien du tout. Voilà ma fièvre.

Une chose est certaine désormais, impossible à ignorer, bien que rien dans les apparences de tout, rien dans les paysages, les objets ou les regards demeurés fixes et tranquilles, ne vienne soutenir cet absurde mouvement qui s'impose à moi de nulle part : il me faut marcher autour de rien du tout, creuser dans aucune terre les voies et les tranchées qui permettront de m'en approcher. Il me faut marcher autour de rien du tout.

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